Les projets de la Fondation 101 Génomes n’ont rien d’anodin. Un génome qui se décode, des maux qui se dénomment, des maladies qui se définissent, des traitements qui se développent… Et puis des patients, des proches, des scientifiques, des médecins, ou encore des philanthropes dialoguant autour d’une même table, animés par des espoirs, des buts, des énergies qui se font échos les uns aux autres. Mais oui, il y a matière à s’étonner à la lecture des divers témoignages qui composent ce numéro de la revue de l’Association Belge du Syndrome de Marfan, car ce qui se passe aujourd’hui n’était peut-être même pas imaginable quelques décennies plus tôt. Mais surtout, il y a matière à questionner les conditions d’existence de projets tels 101 Génomes Marfan dans le contexte contemporain de la gestion collective de questions de santé et de maladie. Dans une perspective anthropologique, cet article propose de réfléchir tout spécialement à la place et au rôle joué par les patients et les proches impliqués.
Les mobilisations des patients et des proches
Les mobilisations des patients et des proches contre les maladies qui les affectent ont une longue histoire à travers le monde. Au siècle dernier, les groupements formés autour d’un ou plusieurs troubles de santé aux étiologies ou symptômes similaires se sont multipliés. Leurs objectifs principaux étaient souvent l’entraide entre les membres pour ce qui concerne les aspects de l’expérience de la vie quotidienne avec une maladie : la gestion des douleurs, l’expression émotionnelle, ou encore l’échange de trucs et astuces pour rendre les soins plus adaptés aux situations de chacun et chacune. Dès lors, c’est toute une « connaissance expérientielle » des maladies qui se forge au sein des groupes d’entraide en incluant l’ensemble des savoirs et des savoir-faire propre aux personnes affectées. En outre, la détention de cette forme de connaissance tend à distinguer significativement celles-ci d’autres acteurs comme les professionnels de santé. Mais bien que de tels groupes aient été nombreux à se développer dans l’intimité de l’entre-soi jusqu’à aujourd’hui, des mobilisations de patients et de proches davantage tournées vers l’action dans la sphère publique ont émergé en parallèle.
De l’expérience à l’expertise
Durant la seconde moitié du 20ème siècle, la montée en puissance du paradigme de la médecine basée sur la preuve et ses applications dans la gestion des systèmes de santé ont creusé l’écart entre certains experts accrédités et d’autres acteurs ne bénéficiant pas d’un pouvoir équivalent, en l’occurrence les patients et les proches[1]. Ceux-ci ont alors revendiqué de façon croissante leur légitimité à s’impliquer dans les matières de santé et de maladie qui les préoccupent. Par exemple, quelques-uns se sont mis pour objectifs de prendre part à l’orientation et à la conduite de recherches scientifiques et médicales visant à prévenir, diagnostiquer et traiter les maladies. Parmi les pionniers à l’échelle internationale peuvent être cités les activistes qui ont contribué à dessiner les contours d’une science biomédicale du VIH-sida, les parents d’enfants atteints de myopathies ayant lancé des initiatives comme le Téléthon pour soutenir des équipes de chercheurs, ou encore le réseau DEBRA dont les membres étaient initialement engagés dans la formation de soignants professionnels spécialisés dans l’épidermolyse bulleuse.
Redéfinir le pouvoir d’agir
En conséquence, la place et le rôle des patients et des proches sur la scène publique ont progressivement évolué. D’une image de victimes passives accablées par les difficultés de la vie quotidienne découlant de leurs maladies, ils sont devenus des acteurs de leurs matières de préoccupation. Non seulement ils osent ouvrir le dialogue avec les experts accrédités, mais ils apparaissent également capables d’orienter, d’influencer, de transformer les manières de penser et d’agir. Par ailleurs, en plus de s’affirmer comme les détenteurs d’une connaissance expérientielle des maladies forgée au sein de groupes d’entraide, les patients et les proches mobilisés se revendiquent la maîtrise de connaissances sur d’autres aspects : la recherche scientifique et médicale mais aussi les politiques publiques, les affaires législatives, les marchés pharmaceutiques, les technologies de l’information et de la communication, etc. Autrement dit, pour avoir droit au chapitre, ils se revendiquent comme étant des experts parmi les experts. Mais comment, concrètement ?
D’une part, alors que l’opinion publique proclame l’empowerment de ceux-ci, force est de constater que dans bien des cas leur participation autorisée à la recherche ne dépasse pas l’inclusion dans des protocoles d’études et des essais cliniques. D’autre part, le ressenti est courant dans ce champ d’un désintérêt des professionnels de santé pour des questions qui préoccupent pourtant crucialement les patients et les proches, comme l’exprime Romain Alderweireldt, l’initiateur du Projet 101 Génomes Marfan, dans son article publié dans ce numéro : « notre destin et celui de nos enfants est entre nos mains et si nous ne nous battons pas pour eux et pour aider les médecins qui tentent de les soigner, personne ne le fera ». L’implication spontanée dans la gestion de questions de santé et de maladie apparaît donc comme le moyen le plus efficace d’obtenir un pouvoir d’agir.Les stratégies d’action mises en œuvre par les patients et les proches sont aussi diverses que leurs dynamiques et leurs effets. Une étude comparative de différentes initiatives relatives à la recherche scientifique et médicale montre autant leur variation de fond et de forme selon les contextes qu’une tendance générale : celle de l’implication par eux-mêmes des patients et des proches. Pour ce qui est du cas particulier des maladies (génétiques) rares, deux raisons semblent l’expliquer.
La génomique des patients et des proches
Pour les patients et les proches, tout l’enjeu est alors de sensibiliser les professionnels de santé à leurs expériences vécues de la maladie, de les intéresser à leur cas d’étude et de stimuler leur collaboration dans un projet de recherche. Pour ce faire, il s’agit d’identifier quelques spécialistes multidisciplinaires susceptibles de faire avancer la compréhension des maladies et le développement de thérapies, puis de sociabiliser avec eux, informellement dans un premier temps, afin d’impulser des collaborations inédites. En outre, les stratégies d’action des parents porteurs du Projet 101 Génomes Marfan, à la suite d’autres initiatives des associations nationales engagées depuis des années dans le soutien à la recherche sur cette maladie, s’inscrivent en plein dans le contexte contemporain de « génétisation » de la science et de la société. Ils ont réuni des collaborateurs ayant ceci en commun qu’ils conçoivent dans leurs activités les mécanismes d’apparition et d’expression de la maladie dans les termes de la génomique. Et eux-mêmes se sont formés à cette science afin de promouvoir une génomique qui soit aussi la leur, c’est-à-dire qui réponde à leurs propres préoccupations et attentes. Ce faisant, les collaborateurs qui parlent le langage commun de la science du génome humain imaginent ensemble une « éthique du soin » qui pousse à (re)définir leurs identités, leurs places, leurs rôles et leurs pouvoirs d’agir dans la sphère publique[2].
De la valeur des socialisations
Dans les projets portés par la Fondation 101 Génomes et, plus généralement, par de nombreuses autres associations de patients et de proches souhaitant s’impliquer dans la gestion collective des matières qui les préoccupent, il est aisé de penser que les points de vue de chaque collaborateur pourront s’exprimer effectivement. Et l’enthousiasme qui se dégage des témoignages de ceux du Projet 101 Génomes Marfan n’en dément pas. Cependant, reste à voir comment de telles stratégies d’action pourraient s’implanter plus formellement, voire même s’institutionnaliser, pour être pérennisées dans le cadre des systèmes de soins de santé. En Belgique comme ailleurs, les obstacles sont notables : manque de soutien au travail bénévole des membres actifs des associations, insuffisance des subsides financiers, déficience structurelle du côté des institutions publiques, persistance d’une technocratie ambiante dans les processus de décision politiques, etc. Mais cet article ne veut pas rappeler les problèmes que les acteurs associatifs n’ont de cesse de dénoncer. Dans l’optique de l’ensemble des témoignages de ce numéro de la revue de l’Association Belge du Syndrome de Marfan, le message à retenir est celui de la valeur des socialisations constructives dans l’imagination des futurs de la génomique des patients et des proches afin que les succès remportés par certains hier puissent se répéter aujourd’hui.
Madame Fanny Duysens Doctorante en Sciences Politiques et Sociales, Centre de Recherche Spiral, Université de liège.
[1] L’expression « médecine basée sur la preuve » (Evidence-Based Medicine) désigne l’utilisation de faits probants pour la prise de décisions cliniques ou politiques (par exemple, sur l’efficacité, la sécurité ou la rentabilité de traitements). Ces faits proviennent notamment d’essais contrôlés randomisés ou de méta-analyses.
[2] Cette expression provient d’un article rédigé par une équipe d’anthropologues : Heath, Deborah, Rayna Rapp, et Karen-Sue Taussig. « Genetic citizenship ». In A Companion to the Anthropology of Politics, édité par David Nugent et Joan Vincent, Wiley-Blackwell., 152‑67. London, 2004.